Avis 2023/005
19/04/2024
1. Description de la question
L’article 5:102 du Code des sociétés et des associations règle l’émission, la modification et la suppression de classes d’actions dans la SRL. Les articles 6:87 et 7:155 comprennent des dispositions analogues pour la SC et la SA. Ces dispositions prévoient notamment que l’organe d’administration doit justifier les modifications proposées et leurs conséquences sur les droits des classes existantes et que si des données financières et comptables sous-tendent également ce rapport, il faut en outre faire établir un rapport de contrôle par le commissaire ou, lorsqu’il n’y a pas de commissaire, un réviseur d’entreprises ou un expert-comptable certifié. Que faut-il exactement entendre par l’expression « des données financières et comptables sous-tendent également » le rapport de l’organe d’administration ?
2. Disposition légale applicable
Art. 5:102 CSA :
« L’organe d’administration justifie les modifications proposées et leurs conséquences sur les droits des classes existantes. Si des données financières et comptables sous-tendent également le rapport de l’organe d’administration, le commissaire ou, lorsqu’il n’y a pas de commissaire, un réviseur d’entreprises ou un expert-comptable certifié désigné par l’organe d’administration, évalue si ces données financières et comptables figurant dans le rapport de l’organe d’administration sont fidèles et suffisantes dans tous leurs aspects significatifs pour éclairer l’assemblée générale appelée à voter sur cette proposition. Les deux rapports sont annoncés dans l’ordre du jour et mis à la disposition des titulaires d’actions, d’obligations convertibles, de droits de souscription et de certificats émis avec la collaboration de la société conformément à l’article 5:84. En l’absence de ces rapports, la décision de l’assemblée générale est nulle. Ces rapports sont déposés et publiés conformément aux articles 2:8 et 2:14, 4°. »
Art. 6:87, alinéa 2, CSA (idem art. 5:102, alinéa 2, CSA).
Art. 7:155, alinéa 2, CSA (idem art. 5:102, alinéa 2, CSA).
3. Doctrine pertinente
T. Carnewal, « Soortvorming en soortwijziging: enkele bedenkingen na 2 jaar (notariële) praktijk », in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 336.
C. Clottens, «Soortvorming en soortwijziging bij aandelen in de BV, NV en CV», in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 310.
H. De Wulf et M. Wyckaert, «Effecten bij BV, NV en CV: categorieën, soorten, overdracht, uitgifte en inkoop», in H. De Wulf et M. Wyckaert (eds.), Het WVV doorgelicht, Bruxelles, Intersentia, 2021, p. 114.
T. Baart et M. Troch, «Recente aandachtspunten voor de notaris onder het WVV», Notariaat 2016, éd. 6, p. 6.
IRE, avis 2023/02, «Avis concernant la mission du réviseurs d’entreprises dans le cadre de l’évaluation du caractère fidèle et suffisant des données financières et comptables reprises dans le rapport de l’organe d’administration (Code des sociétés et des associations)», 2023, https://www.ibr-ire.be/docs/default-source/fr/documents/reglementation-et-publications/ doctrine/avis/2023-02-avis-titres.pdf, p. 10 (ci-après: avis IRE 2023/02).
IRE, avis 2020/02, « Analyse ‘financiële en boekhoudkundige gegevens ten grondslag aan het verslag van het bestuursorgaan’ (art. 7:155 WVV) », 2020, https://doc.ibr-ire.be/fr/Documents/reglementation-et-publications/Doctrine/Avis/2020-02-Avis-donnees-financieres-et-comptables.pdf , p. 1 (ci-après: avis IRE 2020/02).
4. Présentation de la problématique
4.1. Présentation générale
La discussion se concentre sur le passage suivant de l’art. 5:102, al.2 CSA:
« L’organe d’administration justifie les modifications proposées et leurs conséquences sur les droits des classes existantes. Si des données financières et comptables sous-tendent également le rapport de l’organe d’administration, le commissaire ou, lorsqu’il n’y a pas de commissaire, un réviseur d’entreprises ou un expert-comptable certifié par l’organe d’administration, évalue si ces données financières et comptables figurant dans le rapport de l’organe d’administration sont fidèles et suffisantes dans tous leurs aspects significatifs pour éclairer l’assemblée générale appelée à voter sur cette proposition. ».
En pratique, la question se pose de savoir ce qu’il faut entendre par la partie de phrase « des données financières et comptables sous-tendent également » (ci-après reprise comme : « la partie de phrase »).
La doctrine est partagée entre une interprétation large et une interprétation stricte. Les deux thèses visent à préciser certains éléments de la phrase susmentionnée afin de trancher la controverse dans un sens ou dans l’autre. Il y a lieu d’examiner d’abord la notion de « données financières et comptables » et puis la notion de « sous-tendre ».
4.2. Sur la notion de « données financières et comptables »
Des données financières comprennent des informations utiles pour l’assemblée générale quand elle décide du prix d’émission et des droits patrimoniaux ou sociaux des actionnaires[1].
Des données comptables désignent les chiffres résultant d’un système comptable de référence tel que les BE GAAP ou, le cas échéant, les IFRS[2].
Plus généralement, on pourrait dire que les données financières et comptables (ci-après: « les données FEC ») se réfèrent aux informations qui sont à l’origine de la modification des droits attachés aux classes d’actions[3].
Les données FEC ne sont pas non plus exclusives[4], ce qui signifie que d’autres données peuvent également sous-tendre le rapport de l’organe d’administration. Cela clarifie le terme « également » dans « des données financières et comptables sous-tendent également »[5].
Les thèses suivantes sont défendues à ce propos dans la doctrine :
Première thèse
Selon la première thèse, une lecture littérale de l’article 5:102 du Code des sociétés et des associations fait constater que les données FEC sont de nature cumulative. Il faut à la fois des données financières et des données comptables pour activer l’obligation d’établir un rapport de contrôle. La seule présence de données financières ne serait donc pas suffisante pour parler de « données FEC »[6].
Deuxième thèse
Selon la deuxième thèse, il faut examiner l’esprit de la loi, où il est plus probable que le législateur ait voulu parler de « données financières ou comptables ». Il résulte de l’esprit de la loi, selon cette thèse, que l’intention est qu’un expert prépare un rapport lorsque certaines informations sont à l’origine de la modification des droits attachés aux actions. Il est donc plus probable, selon cette thèse, que le législateur ait voulu que les données FEC soient de nature alternative[7].
En soutien de cette deuxième thèse, on peut invoquer le passage suivant de l’exposé des motifs : « Ensuite, compte tenu de l’importance de l’émission d’une nouvelle classe, un rapport du commissaire ou, à défaut, d’un réviseur d’entreprises ou d’un expert-comptable externe est également prévu. Si la création de classes ne repose sur aucun élément financier ou comptable – par exemple en matière de droits de présentation – l’organe d’administration peut se borner à en faire mention dans son rapport. »[8]
4.3. Sur la notion de données qui sous-tendent le rapport de l’organe d’administration
Les données FEC susmentionnées doivent sous-tendre le rapport de l’organe d’administration[9].
Première thèse
Selon la première thèse, la lecture littérale entraine, à nouveau, une interprétation stricte de l’obligation. Il n’est pas indiqué que les données FEC doivent sous-tendre l’opération elle-même, mais bien le rapport de l’organe d’administration. L’article parle aussi des données « figurant » dans le rapport. Dans une lecture littérale, il pourrait donc être envisagé que le rapport de l’organe d’administration doit au moins indiquer les données en question pour que la disposition s’applique.
Deuxième thèse
Selon la deuxième thèse, l’interprétation littérale du texte légal doit être écartée, car elle ne correspond pas à l’esprit de la loi. Selon cette thèse, l’intention du législateur était qu’un expert doive préparer un rapport lorsque des données FEC sont à l’origine de la modification des droits attachés à certaines actions[10], indépendamment de leur reprise expresse dans le rapport ou non. En effet, le fait de ne pas divulguer les données FEC qui seraient à la base de l’opération dans le rapport de l’organe d’administration, n’affecte pas le fait que lesdites données puissent être à l’origine de la modification des droits de certaines actions[11]. Dans cette thèse, ce n’est que si des données FEC ne sont pas à l’origine de la modification des droits de certaines actions qu’elles ne sous-tendent pas le rapport de l’organe d’administration et qu’aucun rapport d’expert n’est requis.
5. Discussion
5.1. En ce qui concerne le caractère cumulatif ou alternatif des données financières et comptables requises
En premier lieu, la question se pose de savoir si la distinction entre données comptables et données financières est pertinente, puisque les données comptables sont par définition également des données financières. Lors de la présentation de la problématique, il a déjà été indiqué que les données financières concernent des informations « utiles pour l’assemblée générale quand elle décide du prix d’émission et des droits patrimoniaux ou sociaux des actionnaires ». Ces informations ne doivent donc pas nécessairement prendre la forme de données comptables. Les données comptables sont par définition des données financières, mais toutes les données financières ne sont pas des données comptables.
La question reste donc pertinente, ne serait-ce que dans l’hypothèse où des données financières sous-tendent le rapport mais qu’elles ne prennent pas la forme de données comptables. Dans l’autre cas, si les données comptables sous-tendent le rapport, l’exigence de données comptables et financières sera toujours satisfaite.
Il revient, en premier lieu, à l’organe d’administration d’apprécier sous sa propre responsabilité si des données financières et comptables sous-tendent son rapport. A cet égard, un appréciation erronée ou fautive entraine la responsabilité des administrateurs, et non pas la nullité de l’acte.
Il est important que l’actionnaire connaisse les implications et conséquences financières de l’opération et que celles-ci soient confirmées par un expert du chiffre indépendant. La question de la qualification des données financières sous-jacentes comme données comptables est moins pertinente pour lui.
L’intention du législateur est claire in casu. L’exposé des motifs confirme expressément le choix de la deuxième thèse.
5.2. En ce qui concerne la notion de données qui sous-tendent le rapport de l’organe d’administration
Concernant la problématique de l’interprétation des mots « sous-tendent » (« ten grondslag liggen » dans le texte néerlandais), il peut être remarqué linguistiquement que cela ne signifie pas que cette information doive être expressément mentionnée dans le rapport pour que l’obligation de rapport s’applique. Ces mots impliquent, en revanche, qu’il s’agit d’éléments qui sont sous-jacents aux considérations de l’organe d’administration.
En parlant dans la même disposition (article 5:102 CSA) des données FEC qui « sous-tendent » le rapport (ce qui donne lieu à l’obligation de rapport) et ensuite des données FEC « figurant » dans le rapport[12] (dont la fidélité et la suffisance doivent être vérifiées), le législateur a déjà opéré une distinction qui, dans la lecture littérale de la première thèse, conduit à une incohérence.
En outre, si l’on soutient que l’obligation de contrôle naitrait uniquement si les données FEC sont incluses dans le rapport, et non si elles constituent la base de l’opération mais ne sont pas incluses dans le rapport, la disposition devient alors potestative, car l’organe d’administration pourrait se soumettre ou se soustraire à l’obligation de contrôle et de protection des droits des actionnaires simplement en incluant ou en excluant du rapport les données FEC sous-tendant l’opération.
L’inclusion correcte dans le rapport des données FEC sous-tendant l’opération reste de la responsabilité de l’organe d’administration. Dans le cadre de son obligation d’information et de conseil, le notaire instrumentant informera l’organe d’administration qu’il convient de préciser dans son rapport s’il s’appuie sur des données financières et comptables.
En principe, la décision finale appartient à l’organe d’administration, bien que ce soit au risque d’engager la responsabilité des administrateurs, sans préjudice du droit du notaire de refuser de prêter son ministère s’il constate qu’il y a manifestement des données financières et comptables à la base de l’opération et qu’elles ne figurent pas dans le rapport.
6. Conclusion
6.1. En ce qui concerne le caractère cumulatif ou alternatif des données financières et comptables requises
La thèse selon laquelle il suffit d’être en présence de données financières ou comptables est convaincante sur le plan juridique, dans la mesure où la disposition légale doit être interprétée dans l’esprit dans lequel elle a été entendue par le législateur, et l’exposé des motifs ne laisse aucun doute sur le fait qu’il était prévu qu’un expert établisse un rapport dès que des données financières ou comptables sont à la base de l’opération.
Il faut donc reconnaitre le caractère alternatif des données FEC.
6.2. En ce qui concerne la notion de données qui sous-tendent le rapport de l’organe d’administration
La thèse selon laquelle il s’agit de données qui sous-tendent l’opération elle-même, et non pas le rapport au sens étroit, est convaincante sur le plan juridique, étant donné que la disposition légale doit être interprétée dans l’esprit dans lequel elle a été entendue par le législateur, comme cela ressort de l’exposé des motifs, et telle manière qu’elle conserve un sens.
Il ressort toutefois de la responsabilité de l’organe d’administration d’apprécier si, oui ou non, des données financières ou comptables sont à la base de l’opération qu’il expose dans son rapport et, le cas échéant, de les indiquer dans ce rapport.
Le commissaire, le conseiller ou le notaire instrumentant qui constate que le rapport ne mentionne pas de telles données peut attirer l’attention de l’organe d’administration sur la disposition pertinente, mais l’appréciation finale de l’existence ou non de données financières ou comptables susceptibles ou non de sous-tendre l’opération et le rapport revient à l’organe d’administration ; si celui-ci ne demande pas de rapport d’un expert alors qu’il le devrait, il commet une faute qui pourrait engager la responsabilité d’administrateur de ses membres.
Par souci de clarté, il conviendrait que cet article 5:102, al. 2, du Code des sociétés et des associations ainsi que les dispositions analogues pour les autres formes légales soient clarifiés en ce sens en cas de modification ultérieure de la loi, comme ceci :
« L’organe d’administration justifie les modifications proposées et leurs conséquences sur les droits des classes existantes. Si des données financières ou comptables sous-tendent également l’opération, le commissaire ou, lorsqu’il n’y a pas de commissaire, un réviseur d’entreprises ou un expert-comptable certifié désigné par l’organe d’administration, évalue si ces données financières ou comptables figurant dans le rapport de l’organe d’administration sont fidèles et suffisantes dans tous leurs aspects significatifs pour éclairer l’assemblée générale appelée à voter sur cette proposition ».
[1] IRE, avis 2023/02, «Avis concernant la mission du réviseurs d’entreprises dans le cadre de l’évaluation du caractère fidèle et suffisant des données financières et comptables reprises dans le rapport de l’organe d’administration (Code des sociétés et des associations)», 2023, https://www.ibr-ire.be/docs/default-source/fr/documents/reglementation-et-publications/ doctrine/avis/2023-02-avis-titres.pdf, p. 10 (ci-après: avis IRE 2023/02).
[2] IRE, avis 2023/02, p. 10.
[3] IRE, avis 2023/02, p. 2.
[4] T. Carnewal, « Soortvorming en soortwijziging: enkele bedenkingen na 2 jaar (notariële) praktijk », in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 337.
[5] T. Carnewal, « Soortvorming en soortwijziging: enkele bedenkingen na 2 jaar (notariële) praktijk », in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 337. Contra C. Clottens, «Soortvorming en soortwijziging bij aandelen in de BV, NV en CV», in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 310.
[6] T. Carnewal, « Soortvorming en soortwijziging: enkele bedenkingen na 2 jaar (notariële) praktijk », in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 336.
[7] IRE, avis 2023/02, p. 18.
[8] EdM, Doc. Parl. Chambre, session 2017-2018, 54-3119/001, 249.
[9] T. Carnewal, « Soortvorming en soortwijziging: enkele bedenkingen na 2 jaar (notariële) praktijk », in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 337; C. Clottens, «Soortvorming en soortwijziging bij aandelen in de BV, NV en CV», in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 310; H. De Wulf en M. Wyckaert, « Effecten bij BV, NV en CV: categorieën, soorten, overdracht, uitgifte en inkoop », in H. De Wulf et M. Wyckaert (eds.), Het WVV doorgelicht, Bruxelles, Intersentia, 2021, p. 114.
[10] Cf. EdM, Doc. Parl. Chambre, session 2017-2018, 54-3119/001, 249.
[11] T. Carnewal, « Soortvorming en soortwijziging: enkele bedenkingen na 2 jaar (notariële) praktijk », in S. Cools (ed.), Lessen na twee jaar WVV, Roularta Media Group, Roeselare, 2022, p. 337; T. Baart et M. Troch, «Recente aandachtspunten voor de notaris onder het WVV», Notariaat 2016, éd. 6, p. 6; IRE, avis 2020/02, « Analyse ‘financiële en boekhoudkundige gegevens ten grondslag aan het verslag van het bestuursorgaan’ (art. 7:155 WVV) », 2020, https://doc.ibr-ire.be/fr/Documents/reglementation-et-publications/Doctrine/Avis/2020-02-Avis-donnees-financieres-et-comptables.pdf, p. 1 (ci-après: avis IRE 2020/02).
[12] « Si des données financières et comptables sous-tendent également le rapport de l’organe d’administration, le commissaire ou, lorsqu’il n’y a pas de commissaire, un réviseur d’entreprises ou un expert-comptable certifié désigné par l’organe d’administration, évalue si ces données financières et comptables figurant dans le rapport de l’organe d’administration sont fidèles et suffisantes dans tous leurs aspects significatifs pour éclairer l’assemblée générale appelée à voter sur cette proposition ».